Que dire de ces plans qui glissent, ces contours qui vibrent, ces corps comme taillés dans la brume, ces équilibres qu’un rien peut rompre, qui se rompent et se reforment à mesure qu’on regarde ? Comment parler de ces couleurs qui respirent, qui halètent ? De cette stase grouillante ? De ce monde sans poids, sans force, sans ombre ? Ici tout bouge, nage, fuit, revient, se défait, se refait. Tout cesse sans cesse. On dirait une insurrection de molécules, l’intérieur d’une pierre un millième de seconde avant qu’elle ne se désagrège. C’est ça la littérature1.C’est ainsi que Beckett décrit dans Le Monde et le Pantalon (1945), l’un de ses rares écrits critiques, les tableaux de son ami néerlandais Geer van Velde, affirmant pourtant en conclusion : « C’est ça la littérature. » Comme le remarque Évelyne Grossman, Beckett voit avant tout, dans la peinture de van Velde, une leçon d’écriture2. De sorte qu’aujourd’hui, environ soixante dix ans après la publication de ce texte et plus d’une vingtaine depuis celle de son dernier poème (Comment dire, 1989), on pourrait aisément assumer ces mêmes mots tant pour présenter que pour interroger sa propre production. C’est une œuvre singulière dans sa complexité, qui échappe à toute lourdeur monolithique en s’offrant au contraire comme un corpus foisonnant et sans frontières, fait d’incessants passages non seulement d’une langue à l’autre (anglais, français, allemand), mais aussi d’un genre à l’autre (théâtre, récit, poésie, nouvelle, radio, cinéma, télévision). Un ensemble hétérogène, traversé de citations, de références, d’échos intra et intertextuels, relevant de la littérature et de la philosophie aussi bien que des arts visuels et de la musique. Sans cesse travaillées et retravaillées, parfois pour rien (Nouvelles et Textes pour rien, 1955), parfois pour être abandonnées (From an Abandoned work, 1956), les œuvres de Beckett restent sans repos ultime : le « spéculum3 » d’une exploration en profondeur, menée au fil du temps, des moyens et des possibilités offertes par l’art pour se dépasser lui-même, franchir les limites de la représentation et ainsi témoigner d’un monde devenu, à l’aune du regard du xxe siècle, instable et mouvant, au point que « l’on ferait mieux de ne pas parler d’objectivité4 », comme le suggère l’écrivain lui‑même. Comment donc parler de cette œuvre exhaustive et en même temps exhaustée, pour reprendre les mots de Deleuze5, de ce corpus qui détone et se défait sous les yeux du spectateur aussi bien qu
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