Référence bibliographique : Louis Aragon: les chercheurs au contact des manuscrits , , 2012.
A LOUIS ARAGON (1897-1982)
Institut des Textes et Manuscrits modernes
L'Equipe Aragon de l'ITEM souhaitait, à quelques jours des trente ans de sa disparition, le 24 décembre 1982, rendre hommage à l'un des plus grands écrivains, poètes et créateurs du XXème siècle, en interrogeant les chercheurs sur le lien qui s'est tissé, au fil des années, entre eux et les manuscrits .
Sous le titre D'un grand art nouveau: la recherche , Aragon disait en mai 1977, lors du legs officiel de ses manuscrits au CNRS la possibilité d'une autre lecture de son oeuvre: une lecture indiscrète, une lecture d'investigation, qui irait chercher dans les tiroirs secrets des avant-textes les mouvements de l'esprit au moment de la conception, de la réalisation, des explorations préalables:
" Le rassemblement des feuilles qui constituent non seulement mes oeuvres, mais aussi tout ce que j'ai pu et pourrai retrouver de leurs ébauches, le témoignage de mes variations au cours même de leur écriture, c'est-à-dire tout ce qui donnera aux chercheurs en question le matériel de ce que les livres achevés ne suffisent pas à leur faire connaître, comprendre et utiliser pour une étude qui ne peut se borner, quel qu'il soit, à une écrivain. Il faut aussi l'expérience et la connaissance de notre temps, par la voie de l'écrit, par la diversité des écrivains et de leurs connaissances, de leurs expériences...
Tout cela qui demande à être abordé avec un sérieux véritable, et non par une parade de documents déposés en vrac, dont ceux qui me connaissent bien disent qu'il faudrait des camions pour les mettre à vos pieds ."
(Flammarion, coll."Textes et manuscrits", Essais de critique génétique , 1979, p.16)
Une nouvelle forme de connaissance critique en somme, une démarche de type scientifique, d'archéologie littéraire, enrichie par la prise en compte de la préhistoire du texte:
" Il s'agissait de donner à ceux qui veulent plus directement connaître et comprendre ce qui s'est écrit dans ce siècle, ou du moins la part de ce siècle où je n'ai pas eu voix au chapitre, la possibilité non seulement d'examiner mes livres, mais à proprement parler mon écriture. Pour cela ne fallait-il pas mettre à la portée de ceux que l'on appelle des chercheurs, non seulement l'écrit figé par la publication, mais le texte en devenir, saisi pendant le temps de l'écriture, avec ses ratures comme ses repentirs, miroir des hésitations de l'écrivain comme des manières de rêveries que révèlent les achoppements du texte? J'avoue que, par extraordinaire, rien ne pouvait être plus voisin de mes désirs. "
La plupart des chercheurs qui étudient l'oeuvre depuis ce legs de mai 1977 de ses manuscrits et de ceux d'Elsa Triolet ont donc été plus ou moins longtemps exposés au rayonnement particulier des manuscrits d'Aragon: écritures d'encre bleue, parfois noire, pages entières couvertes de gauche à droite sans presque aucune marge, poèmes raturés et dix fois recommencés, tapuscrits annotés, corrections au feutre orange, au feutre noir, paginations modifiées, reprises, découpages, fragments de ruban adhésif, papiers divers, boîtes, documents, cartes postales, textes épars, lettres privées et publiques, ces matériaux - classés par Jean Ristat, Michel Apel-Muller, Renate Lance et Danielle Maïsetti dans les années quatre-vingts - sont porteurs d'une charge émotive et affective dont nous avons voulu, pour Aragon, interroger la portée à travers l'expérience concrète qu'en avaient ceux qui les avaient approchés.
Plusieurs chercheurs, appartenant à la première et à la seconde génération d'études aragoniennes (la troisième est déjà présente), ont pris le temps de nous répondre et c'est un grand plaisir de pouvoir publier leur témoignage, leur perception, leurs souvenirs. Surexposé aux manuscrits pendant les quinze années de travail éditorial pour la Bibliothèque de la Pléiade romans, Daniel Bougnoux livre ici un regard précis sur les phénomènes frappants d'une écriture rythmée par l'espace-page, " comme si sa propre imagination se coulait dans la surface matériellement disponible." C'est au geste de l'écriture que s'intéresse ensuite Julie Morisson , qui cherche au sein du rapport quasi organique de l'auteur à l'écriture, les traces graphiques d'une théorie du signe, dans une articulation du geste d'écrire, de dessiner et de peindre où se déploie le sujet dans sa complexité. La passion de l'écrire, Nathalie Piégay-Gros l'aborde par le chemin d'émotions successives éprouvées au contact du vertigineux fonds Aragon Triolet qui recèle toute l'histoire d'un homme de plume, mais aussi de découpe et de recherche, laissant derrière-lui, c'est à dire devant, pour l'avenir, les " chutes d’une œuvre et d’une vie" qui sont autant de témoins d'une suractivité permanente. Josette Pintueles suit le récit d'une réédition monumentale de L'Oeuvre poétique , soulignant le travail de recherche génétique et documentaire incarné par Aragon lui-même, s'incluant dans son oeuvre manuscrite comme reflet des chercheurs à venir. Suzanne Ravis-Françon , qui fait partie des chercheurs pionniers et des fondateurs de la recherche sur l'oeuvre d'Aragon, rappelle ce qui se noue d'affectif et d'émotionnel dans l'approche scientifique des textes, en particulier ici les manuscrits de poèmes, où se lisent à la fois "la permanence d'un axe directeur sous-tendant chaque poème, et l'activité libre de l'invention", mais encore ce roman particulier des variations que l'auteur détecte dans l'incroyable dossier génétique du Fou d'Elsa . Enfin, Maryse Vassevière témoigne d'une longue expérience d'analyse des manuscrits, soulignant avec humour que l'édition de l'oeuvre d'Aragon mérite une attention plus grande encore aux variations et variantes et un suivi d es "apparitions progressives du texte définitif, comme une lente maturation de l’écriture", au prix d'un suivi des indices aragoniens laissés comme pierres blanches sous les pas du chercheur...
Luc Vigier
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