Études de lettres , 292 (2012/4):
Entretiens sur le Manuscrit trouvé à Saragosse
Édité par François Rosset
Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, écrit en plusieurs versions entre 1794 et 1814, est un univers, une somme de tout ce qu’a pu inventer, collecter et charrier la tradition narrative occidentale depuis l’Antiquité. Ce roman met en intrigue les dérisoires tentatives de compréhension et d’explication totales du monde qui s’inscrivent dans des systèmes, des doctrines et des croyances, comme dans des fables, des figures ou des images. Roman du multiple, il invite à la pluralité des lectures; c’est ce que proposent ces Entretiens, où se croisent et s’entrecroisent des approches fondées dans différents terreaux disciplinaires et méthodologiques. C’est une polyphonie qui imite, à l’échelle du commentaire, celle que fait jouer Potocki devant ses lecteurs ou encore, à une autre échelle, celle qui se joue au quotidien dans une Faculté de lettres.
SOMMAIRE
François ROSSET - Saragosse et les danseurs de Lausanne (p. 7-14)
Philippe GROSOS - Jean Potocki ou l’expérience de l’intotalisable (p. 15-26)
Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki est, à sa façon, un roman de la mise en abyme du roman. Dans cette étude sont comparées deux versions du texte, celle inachevée de 1804 et celle achevée de 1810. La question est alors de savoir si cette logique de la mise en abyme du texte, commune aux deux versions et qui rencontre à chaque fois les thèmes de la quête de système et d’encyclopédie, donc de totalisation, peut être mise en rapport avec une logique ironique de l’intotalisable.
Danielle VAN MAL-MAEDER - Des fantômes dans la bibliothèque. L’Antiquité dans le Manuscrit trouvé à Saragosse (p. 27-42)
Le Manuscrit trouvé à Saragosse présente des correspondances intrigantes avec la littérature antique, notamment, du point de vue des motifs et des techniques narratives, avec les Métamorphoses d’Apulée. Néanmoins, les références précises sont rares. L’épisode de la bibliothèque dans le château d’Uzeda réveille toutefois quelques fantômes bien documentés, qui thématisent la question du livre-source (source d’information, de savoir, de divertissement) et proclament la texture livresque de l’oeuvre.
Alain CORBELLARI - Fantastique médiéval et fantastique potockien (p. 43-58)
Aucune trace directe d’une lecture d’une oeuvre de la littérature française médiévale n’est décelable chez Potocki. Néanmoins, en comparant le Manuscrit trouvé à Saragosse à des oeuvres du Moyen Age (essentiellement ici le fabliau des Trois dames de Paris et le très étrange roman arthurien de Perlesvaus), on apporte aux relations de Potocki avec le fantastique un nouvel éclairage qui rejaillit à son tour sur les oeuvres médiévales qui ne sont pas forcément moins imprégnées de fantastique, au sens large, que les romans de l’époque moderne.
Nathalie VUILLEMIN - Les mélancolies du savoir : la confrontation entre science et réalité dans Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki (p. 59-78)
Les principales figures de savant de Manuscrit trouvé à Saragosse s’inscrivent dans une représentation, ancrée depuis l’Antiquité dans la culture européenne, de l’homme de science en grand mélancolique, à la fois susceptible de produire une connaissance particulièrement lucide et pointue du monde, et irrémédiablement séparé de ce dernier. Cet article a pour but de montrer comment, à travers les personnages de Diègue Hervas, Henrique Velasquez et son fils Pedre, Potocki interroge le statut du savoir spécialisé et ses conséquences, aussi bien existentielles qu’épistémologiques et discursives.
Maxime GABELLA - Géométrie et libido dans le Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1810) (p. 79-96)
Cet essai présente une analyse du personnage du géomètre Velasquez dans la version de 1810 du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki. Il apparaît que ses considérations scientifiques trouvent leur origine dans une sublimation de sa libido. Des éléments d’explication se trouvent dans son éducation rationnelle dominée par les craintes de son père dont l’amour a été brisé. Sa rencontre avec la belle juive Rébecca, qui a connu une enfance similaire quoiqu’orientée vers l’irrationnel, aboutit au rétablissement d’un équilibre entre les tendances intellectuelles et émotionnelles.
Jan BLANC - Voir et dire dans le Manuscrit trouvé à Saragosse (p. 97-114)
Le Manuscrit trouvé à Saragosse (1804, 1810) de Jean Potocki regorge de références à l’histoire de l’art. Ces allusions offrent évidemment l’occasion à l’auteur polonais de faire valoir l’étendue d’une culture visuelle considérable. Mais elles lui permettent surtout, en construisant un univers visuel et onirique inédit, de servir les ambitions d’un projet poétique. En citant les oeuvres de Raphaël et de Michel-Ange, les noms de Pacheco et de Velázquez, Potocki ne fait pas oeuvre d’historien mais de mythographe qui, revisitant le monde de l’art ancien en fonction de situations et de personnages qu’il a lui-même imaginés, offre moins une fête pour l’oeil qu’une célébration de la langue elle-même.
Leonid HELLER - Jan Potocki et son Manuscrit trouvé à Saragosse : quelques interrogations d’un russisant (p. 115-132)
Si dans les études russes, Potocki et son roman prennent une certaine place, cela se passe avant tout sur le terrain de la pouchkinologie. Le présent article tente d’élargir la perspective en interrogeant le contexte historique et la possible filiation potockienne dans la littérature russe. Outre les grands auteurs, Gogol ou Lermontov, de nombreux romanciers exploitent, à côté des ambiances fantastiques, le principe narratif de l’arabesque avec son entrelacs de voix narratrices et de formules génériques, proche du modèle d’écriture potockien. Le parcours proposé permet de préciser les caractéristiques de ce dernier, à entrevoir l’«anti-sternianisme» du Manuscrit et à repérer un manque significatif dans ce «roman somme», celui de l’utopie.
Richard VAN LEEUWEN - The Manuscrit trouvé à Saragosse and the Thousand and one nights (p. 133-150)
Il s’agit, dans cette étude, d’analyser l’assimilation du modèle des Mille et une nuits par Jean Potocki dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, de situer ce roman dans le courant de la réception des Nuits dans la littérature européenne et de montrer que l’intérêt de Potocki pour le grand recueil arabe, loin de résulter de quelque éphémère fantaisie, exprime et illustre l’impact profond exercé par les Nuits sur la littérature européenne, notamment sur l’évolution des formes narratives.
Dominique TRIAIRE - Jean Potocki n’est pas gentil (p. 151-164)
Le génie doit-il être vertueux? Posée à propos de Jean Potocki, la question dévoile une personnalité et une oeuvre qui conviendraient peu à la morale d’aujourd’hui. Au-delà de la posture ricanante qu’il adopte avec ses proches, Potocki se range parmi les défenseurs du servage. Politiquement, il passe à la Russie, à peine son pays englouti dans le dernier partage; c’est que l’intérêt général cède toujours aux «fortunes particulières». Il se montre un remarquable théoricien de l’expansion colonisatrice de la Russie vers le sud et l’est. Faut-il tout condamner? Bien sûr, Potocki aurait pu faire d’autres choix, mais il était le fils de sa famille et son analyse aiguë de la réalité (celle des années 1789-1815), nourrie par une extraordinaire culture historique, une vaste connaissance des peuples et une observation sans concession, l’inclina au cynisme ou à l’indifférence, heureusement sans nuire à son génie littéraire.
Lena SEAUVE - Le picaresque dans le Manuscrit trouvé à Saragosse: narration et mensonge (p. 165-182)
L’article aborde la question de savoir de quelle manière l’influence du genre picaresque se manifeste dans le Manuscrit trouvé à Saragosse (versions de 1804 et de 1810) de Jean Potocki. La présence du picaresque dans le Manuscrit peut être, c’est l’hypothèse de l’étude, expliquée par la qualité principalement intertextuelle du roman. A partir de l’exemple du récit du bohémien Avadoro, le personnage et le narrateur picaresque sont l’objet d’une analyse qui se penche surtout sur la problématique de la narration et du mensonge dans le roman.
Emilie KLENE - De l’espace à l’espèce dans le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki (p. 183-194)
Cet article propose de mettre au jour le lien qui régit l’espace et le sujet dans le Manuscrit trouvé à Saragosse. Partant du postulat que, dans cette oeuvre, le lieu semble constitutif de l’être, qu’il le conditionne jusque dans son identité la plus intime par l’influence des moeurs, de la filiation ou encore du climat, il semble intéressant d’interroger ce qu’est l’homme pour Potocki, indépendamment de son espace. Le lecteur est en effet le témoin privilégié d’une expérience sur l’humain menée à travers la Sierra Morena comme «laboratoire ontologique», dont il s’agit d’analyser les résultats.
Lorenz FRISCHKNECHT - Un hiver pour les livres. Dix lettres de Jean Potocki à Ernst Theodor Langer, bibliothécaire de Wolfenbüttel (p. 195-222)
La redécouverte de lettres autographes de Jean Potocki à Ernst Theodor Langer (1743-1820), bibliothécaire de Wolfenbüttel, permet d’accompagner l’érudit pendant ses travaux historiques et géographiques durant l’hiver 1795-1796. Logé à Brunswick, Potocki commande ou renvoie auprès de la bibliothèque une bonne soixantaine d’ouvrages d’auteurs anciens et plus récents. La correspondance permet ainsi d’établir une bibliographie de ses recherches qui aboutissent tout d’abord aux Fragments historiques et géographiques sur la Scythie, la Sarmatie et les Slaves et au Mémoire sur un nouveau péryple du Pont Euxin. En même temps, les lettres nous apportent quelques nouveaux éléments relatifs à la biographie de l’auteur.
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Études de lettres , 292 (2012/4): "Entretiens sur le Manuscrit trouvé à Saragosse " (F. Rosset, dir)
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