(Bé)vues du futur.
La dystopie par le texte et l’image (1840-1940)
Appel à contributions pour un ouvrage collectif sous la direction de Valérie Stiénon (Columbia University, New York) et Clément Dessy (Université libre de Bruxelles).
(Parution 2014)
En son principe même, la dystopie conjugue l’anticipation rationnelle à un traitement déceptif ou critique. Cette double caractéristique la rend indissociable de la mise en scène visuelle inhérente à la projection dans le futur, que celle-ci soit imaginée ou figurée. Partant de ce constat d’une composante visuelle constitutive du genre, ce projet d’ouvrage collectif entend interroger les représentations dystopiques croisées entre le texte et l’image dans la production littéraire et artistique francophone. Les œuvres considérées appartiendront à la période comprise entre 1840 et 1940, c’est-à-dire dans l’intervalle temporel qui va de la publication des premiers romans dystopiques illustrés (Émile Souvestre, Le Monde tel qu’il sera , illustré par Bertall, Penguilly et St-Germain, 1846) et de l’engouement pour l’esthétique romantique de la ruine, jusqu’au seuil d’un événement traumatique mondial qui renouvellera la dystopie en la dotant d’un imaginaire de la dissension et de la perte humaine. Au-delà de la production française, les études pourront s’étendre aux œuvres de Belgique, de Suisse et du Québec à la même période.
Le corpus en mots et en images concerné par cette approche interdisciplinaire constitue le laboratoire stylistique, iconique et conceptuel d’un genre promis aux succès littéraires et cinématographiques qu’on lui connaît aujourd’hui. Il s’agira dès lors d’en circonscrire la diversité et d’en cerner les principales logiques évolutives. À cette fin, la réflexion portera sur la complexité des interactions entre le verbal et le visuel considérées sous l’angle de l’expression d’un projet dystopique. Comment le visuel intervient-il dans la représentation textuelle de la dystopie? À l’inverse, comment le texte participe-t-il à la mise en images d’une dystopie? Étudier la dynamique de ces interactions nécessitera de prendre en compte la confrontation directe des textes avec l’image (cas de l’illustration), mais aussi l’inscription du visuel au sein du texte et de l’imaginaire qu’il exprime. On interrogera, dans ce dernier cas, la référence aux formes d’arts visuels réputés «nobles» ou «mineurs», ainsi que la nature et l’importance des procédés de reproduction de l’image intervenant dans le principe de description: dessins, plans, photographies, gravures, etc.
Cet ouvrage vise à préciser la définition moderne de la dystopie sur les plans cognitif et esthétique en considérant ses objets (interactions interpersonnelles, situations sociales, problème planétaire, dégradations matérielles, etc.) à la lumière d’une étude des formes d’expression visuelles. Il se centrera donc sur les dispositifs génériques – de la narration romanesque au reportage d’anticipation, en passant par le feuilleton et le témoignage fictif – considérés dans leurs rapports avec le visuel , entendu tout à la fois comme notion esthétique, pratique artistique et modalité textuelle et iconique de représentation. Ces considérations induiront nécessairement des questions intra- et interdisciplinaires. L’image artistique d’Albert Robida est-elle subordonnée au texte de La Guerre au Vingtième siècle (1887), écrit par le même auteur, ou s’en écarte-t-elle? Qu’apportent, en termes de projet éditorial et de réception, les imitations graphiques de vues astronomiques de la planète Terre à la version originale de L’Agonie du globe de Jacques Spitz (Gallimard, 1935)? L’esthétique de l’image publicitaire joue-t-elle un rôle dans les récits dystopiques parus dans la presse et les magazines, familiers de la réclame sous toutes ses formes? Le cinéma légendé des «premiers temps» a-t-il développé un traitement pessimiste de l’anticipation, qui connaît par ailleurs un succès notable dans la veine fantastique et féérique d’un Georges Méliès ( Le Voyage dans la Lune , 1902)?
Sujets attendus :
les carrières d’illustrateurs : la pratique illustrative a longtemps été marginalisée par rapport aux arts visuels consacrés, ce dont témoigne le fréquent anonymat des auteurs, mais le XIX e siècle est aussi celui de la vignette et de la promotion du livre par l’image. Certains dessinateurs ont pu faire carrière dans l’illustration dystopique (Henri Lanos contributeur du journal Je Sais Tout , René Pellos auteur de la bande dessinée Futuropolis , 1937-1938), voire s’y faire un nom à l’image de Robida et d’Henriot. Quelles sont les caractéristiques particulières de leur art de l’illustration?
les pratiques éditoriales : plusieurs récits dystopiques font l’objet d’une réédition sur support périodique ajoutant des illustrations absentes de la version originale ( Ignis de Didier de Chousy paru en 1883, réédité en feuilleton dans La Science illustrée en 1895-1896); inversement, des rééditions en volume suppriment certaines couvertures en couleur (les 30 fascicules de La Guerre infernale de Pierre Giffard illustrés par Robida en 1908). Peut-on y voir des indices significatifs de consécration littéraire ou de place à prendre sur le marché du livre? Existe-t-il des objets éditoriaux luxueux (beaux livres diffusés en fin d’année) contenant des dystopies? Le choix d’un mode de reproduction ou d’un style d’illustrations a-t-il été motivé par la thématique ou l’écriture dystopique?
les topographies : si l’anticipation négative se distingue par son dispositif temporel, elle manifeste aussi une extension spatiale particulière, comme en témoignent la critique des utopies urbaines et la poétique des ruines futures de Paris, abondamment réinvestie sous la Troisième République (voir notamment chez Tony Moilin, Alfred Franklin, Victor Fournel, Hippolyte Mettais). Quels sont donc les modes de figuration textuelle et iconique des lieux de la catastrophe ou du fléau?
la réflexivité : certaines dystopies prennent pour objet l’avenir de leur propre champ disciplinaire, sous la forme d’une fin de la culture lettrée ou d’une mort de l’art. Que disent-elles ainsi des valeurs et des imaginaires attachés à ces secteurs de pratiques? Quelles visions, critiques ou mimétiques, le projet dystopique a-t-il développées à partir d’un discours stigmatisant la dégénérescence des arts et des lettres à la fin du XIX e siècle (Max Nordau)?
l’intertexte visuel : la dystopie intervient à l’issue d’une histoire artistique marquée par les représentations picturales de l’apocalypse et les images de civilisations perdues, réelles ou imaginaires (Pompéi, Sodome et Gomorrhe, Atlantide). Comment le texte d’anticipation négative réfère-t-il à/se réapproprie-t-il ce patrimoine historique et culturel porteur d’un puissant imaginaire visuel? Quels sont les liens stylistiques perceptibles entre les textes dystopiques et les grands courants socio-culturels tels que le futurisme ou l’expressionnisme, notamment? Existe-t-il des ressources visuelles empruntées à des domaines de pratiques distincts:schémas et images scientifiques, plans techniques, représentations gravées de machines ou d’industries?
les thèmes : qu’elle se produise entre le texte et l’image ou au sein même du texte, la rencontre entre le visuel et le verbal peut se cristalliser sur certains topoï signifiants, tels que la découverte d’un espace urbain, la description du fonctionnement d’une machine, l’observation de l’infiniment grand ou petit, les lamentations sur la finitude de l’homme, etc. L’établissement d’un répertoire de ces topoï et l’analyse de leurs modes de réinvestissement textuel et iconique sont-ils envisageables et selon quelles méthodes?
(il)légitimités : les mouvements d’avant-garde peuvent privilégier la dystopie dans leur volonté de marquer une rupture avec les conventions artistiques ou l’ordre social établi (George Grosz). La paralittérature, qui ne se réclame pas des mêmes valeurs de rupture et/ou de redéfinition d’un champ de pratique littéraire ou artistique, fait-elle aussi un usage spécifique de la dystopie? En sens inverse, peut-on considérer que les mouvements d’avant-garde intègrent des remises en question d’abord initiées au sein d’un champ de production dit «illégitime»?
les arts visuels : les observations préalables semblent affirmer un apport nécessaire du texte à l’image pour définir une dystopie visuelle, constat qui demande à être vérifié ou infirmé. La dystopie peut-elle se définir dans les arts visuels selon des critères sémiotiques propres à ces arts? Quels sont, par exemple, les éléments qui déterminent le sens pessimiste des représentations sociales d’un Frans Masereel? Le contexte de présentation influant sur la perception d’une œuvre, La Porte de l’Enfer d’Auguste Rodin pourrait-elle être interprétée comme une dystopie sans l’appui de son titre?
Les propositions d’article (environ 500 mots) sont à envoyer à Valérie Stiénon ( V.Stienon@ulg.ac.be ) et Clément Dessy ( cdessy@ulb.ac.be ) avant le 1 er février 2013. Après évaluation par le comité scientifique, un avis sera communiqué aux auteurs pour le 15mars 2013. La première version des articles acceptés sur proposition est attendue pour le 1 er septembre 2013.
Comité scientifique:
Paul Aron (Université libre de Bruxelles)
Jean-Pierre Bertrand (Université de Liège)
Laurence Brogniez (Université libre de Bruxelles)
Pascal Durand (Université de Liège)
Jean-Paul Engélibert (Université Bordeaux 3)
Bibliographie sélective :
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Chassay Jean-François, Dérives de la fin: sciences, corps et villes , Montréal, Le Quartanier, 2008.
Chelebourg Christian, Les Écofictions. Mythologies de la fin du monde , Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, coll. «Réflexions faites», 2012.
Dupeyron-Lafay Françoise (dir.), Le livre et l’image dans la littérature fantastique et les œuvres de science-fiction , Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2003.
Foucrier Chantal, Le mythe littéraire de l’Atlantide, 1800-1939. L’origine et la fin , Grenoble, ELLUG, 2004.
Gervais Bertrand, L’imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III , Montréal, Le Quartanier, coll. «Erres Essais Littéraires», 2009.
Hamon Philippe, Imageries, littérature et image au XIX e siècle , Paris, José Corti, coll. «Les Essais», 2007.
Join‑Lambert Arnaud, Goriély Serge et Fevry Sébastien (dir.), L'Imaginaire de l’apocalypse au cinéma , Paris, L’Harmattan, coll.«Structures et pouvoirs imaginaires», 2012.
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Kunz Westerhoff Dominique et Atallah Marc (dir.), L’homme-machine et ses avatars. Entre science, philosophie et littérature XVII e-XXI e siècles , Paris, Vrin, coll. «Pour demain», 2011.
Lavocat Françoise (dir.), La Théorie littéraire des mondes possibles , Paris, Éditions du C.N.R.S., 2010.
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Preiss Nathalie et Raineau Joëlle (dir.), L’image à la lettre , Paris, Éditions des Cendres, 2005.
Riot-Sarcey Michèle (dir.), L’utopie en question , Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2011.
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Servier Jean, Histoire de l’utopie , Paris, Gallimard, 1967.
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