Penser/Rêver , n° 23, 2013 : "Le corps (est un) étranger" Présentation de l'éditeur : Il y a peu, on a découvert avec un malaise certain que la «beauté» pouvait être le fait trivial d’un corps étranger: ersatz siliconé, en l’occurrence (et en l’occurrence défectueux) avec, au dos de la poche transparente, la marque du fabricant. L’introduction d’un «corps étranger» dans l’organe familier a introduit du même coup une série de questions et de doutes dans nos représentations et nos habitudes. Le corps étranger menace, dérange, contraint, fait obstacle. Il renvoie toujours, d'une manière ou d'une autre, à une substance propre que l’on croit inentamée, pure, sans conflit. Quels sont les gestes psychiques – perceptions, évaluations – par lesquels on décrète ou décide qu'il y a dans un corps un corps étranger et que c’est un intrus? Quelle instance interne est préposée à cette décision et prend en charge le destin de l’intrus, et en se référant à quelle unité? Car, ce corps étranger, qu'en faire? L’inclure, l’exclure? Et dans ce cas, Comment s'en débarrasser? pour reprendre un titre de Ionesco qui avait considéré l’expression au pied de la lettre en installant sur scène un corps humain, étranger à la pièce même, qui grandissait d’acte en acte, devenait immense, occupait le carrefour de plusieurs troubles: notre questionnement concerne aussi bien l'individu que le corps social, dans une analogie inquiétante et omniprésente. Qu’il s’agisse d’un incident ou d’une réalité structurelle, à quel endroit, sur quelle scène – de soi-même, et du corps social – se placer pour identifier le corps étranger? À quelle définition de ce que c’est que «soi» faut-il recourir pour cela? La part d'imaginaire dans la désignation d'un corps étranger ne se confond-elle pas avec le plus réel de ce qui fait l’identité humaine: un conflit, qui vient d’une question heureusement insoluble: «Étranger à quoi?» On ne serait pas étonné de rencontrer dans cette question le quasi concept de «membre fantôme» – corps étranger anatomique et social d'autant plus troublant qu'en apparence il n'est pas là, n'a pas de consistance. Bref: et si nos corps étaient eux-mêmes des étrangers – et même ce qu’il y a de plus étranger à chacun, non tant le corps de l’autre que son propre corps? Le corps par où l’on souffre et par où l’on meurt, le corps dont on est le prisonnier absolu, avec lequel on est condamné à vivre – souvent mal – et auquel on ne se fait que lentement et difficilement, et peut-être jamais complètement. Qu’il faut sans cesse nourrir, dont on doit prendre soin quotidiennement. Dont – liste non limitative – le devenir n’obéit pas au psychisme: il affirme son autonomie. Un corps insatisfaisant en somme, qui blesse le narcissisme, sert d’éphéméride mieux qu’aucun calendrier, et ne serait guère différent si on le considérait comme hostile à son hôte, c’est-à-dire à soi-même, encore que l’on ne sache pas bien qui est l’hôte de qui. On attendra de la confrontation et du mélange des questions individuelles et sociales un éclairage sur nos modèles de pensée – dont un modèle type est sans doute l’enfant corps étranger pour sa mère enceinte (qui, des deux, est alors l’étranger absolu de l’autre?) Cela suppose sans doute une (re)définition préalable d’un moi-corps, individuel et social. Le moi-corps est-il autre chose qu’un reliquat du corps maternel, une image ou une trace de la première demeure, et terre-mère, et mère-patrie, ou son héritage que l’on tenterait de posséder? Dont on tenterait d’apprivoiser l’étrangeté?
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