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Channel: Fabula, la recherche en littérature
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"Un amour de Mme Fioraso", par A. Compagnon (liberation.fr)

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Lu sur liberation.fr en date du 3/4/13: Un amour de Mme Fioraso Par ANTOINE COMPAGNON Professeur au Collège de France et à l’université Columbia de New York, historien de la littérature . Le projet de loi Fioraso sur les universités, présenté en Conseil des ministres le 20 mars, libère l’emploi des langues étrangères - de fait l’anglais - dans les cours, examens, mémoires et thèses. Cela se faisait déjà à Sciences-Po, désormais le modèle des modèles, et, sans trop le dire, de plus en plus ailleurs. Je ne comptais pas intervenir dans le débat, conscient que mes amis scientifiques se sont convertis, bon gré mal gré, à l’anglais pour survivre : diffuser leur recherche, publier dans les revues internationales, répondre aux appels d’offres européens et même français, l’Agence nationale de la recherche (ANR) requérant, à juste raison, que les projets soient évalués par des experts étrangers. L’anglais est la langue de l’académie globale, de l’économie mondiale de la connaissance, et la France reste plutôt à la traîne, comparée à ses voisins d’Europe du Nord, d’Allemagne ou d’Italie. Cette évolution a parfois des côtés cocasses, comme quand un collège américain envoie ses étudiants à Berlin pour apprendre l’allemand : ceux-ci découvrent sur place que les cours ne se donnent plus dans la langue de Goethe mais dans celle de Shakespeare, ou plutôt dans le globish des aéroports, et ils reviennent sans avoir amélioré leur allemand et en ayant détérioré leur belle langue natale. Tant que nous pourrons parler français en France, me disais-je, je me ferai une raison. Or j’ai pris la déclaration de la ministre de l’Enseignement supérieur, rapportée dans Libération le 20 mars, comme un affront : «Si nous n’autorisons pas les cours en anglais, aurait-elle dit, nous n’attirerons pas les étudiants de pays émergents comme la Corée du Sud et l’Inde. Et nous nous retrouverons à cinq à discuter de Proust autour d’une table, même si j’aime Proust…» Après la fatwa de l’ancien président de la République contre la Princesse de Clèves, on n’imaginait pas pareille avanie, car la concession finale n’arrange pas le cas de Mme Fioraso. Ignore-t-elle donc la contribution de Proust - et de la littérature en général - au rayonnement de la France, dont il est l’un des produits d’appel les plus payants ? Elle parle de la Corée du Sud, que je ne placerais pas - avec Samsung, Hyundai et LG - parmi les pays émergents. Deux traductions nouvelles de la Recherche du temps perdu y sont en cours de publication ; d’excellentes thèses sur Proust sont soutenues en Sorbonne par des étudiants et étudiantes coréens, lesquels occupent ensuite des postes dans des universités qui n’ont rien à nous envier. Que Mme Fioraso se renseigne et se rassure ! A Séoul et ailleurs, Proust - il n’est pas le seul - est un puissant article d’exportation de la culture et de l’industrie françaises, et nous ne sommes pas près de nous retrouver à cinq ou six autour d’une table pour conspirer autour de lui. New York célèbre le centenaire de Du côté de chez Swann avec une exposition à la Morgan Library (jusqu’à la fin avril) : les manuscrits et autres documents prêtés par la Bibliothèque nationale de France attirent un public nombreux ; les événements qui accompagnent l’exposition se tiennent à guichet fermé. Je sais, les Etats-Unis ne sont pas non plus un pays émergent, mais quel mépris pour les uns et les autres que de leur refuser Proust en français, qui vaut ici pour toute la culture et la littérature ! Et quelle méprise sur ce qui fait l’attrait de la France ! Voici un message reçu à la suite d’un bug (ou bogue) informatique du Collège de France, où mon cours sur Proust est accessible en français et en anglais : «Je vous écris depuis la Colombie, en Amérique du Sud. Auriez-vous l’obligeance de me communiquer comment puis-je faire pour entendre le cours du 22 janvier car, lorsque je l’ouvre, j’ai une fâcheuse traduction en anglais, langue que j’ignore. Comment se procurer la version originale, en français, de cette conférence ?» Le pronostic de Mme Fioraso est encore pire : si nous ne passons pas à l’anglais, prétend-elle, c’est en France même, en province et à Paris, que bientôt nous ne serons plus que quatre ou cinq autour d’un guéridon pour causer de Proust. Je l’invite à franchir les quelque deux ou trois cents mètres qui séparent son bunker ministériel des amphis du Quartier latin pour découvrir le monde réel. Ma religion n’était pas faite ; maintenant elle l’est. Offrons des cours en d’autres langues que le français aux étudiants étrangers qui arrivent en France, venus des pays émergents comme des autres, le temps qu’ils s’accoutument, comme ces élèves chinois des classes prépas de Louis-le-Grand qui se débrouillent parfaitement en français une fois à Polytechnique. Mais l’usage de la langue nationale doit être maintenu dans les cours, examens et thèses, notamment sur Proust. En anglais, on parle de friendly fire pour désigner le genre d’action que vient de mener la ministre. Car Mme Fioraso nous tire dans le dos alors que nous montons au front. Qu’est-ce que ça serait si elle n’aimait pas Proust ! Comme ils disent : «With friends like these, who needs enemies ?»

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