Arts de l’oubli Formes et re-présentations Dossier coordonné par Sara Shroukh et Giuliana Ravviso Ce numéro se propose d’analyser des images et des formes de l’oubli de l’Antiquité à nos jours. Au fil des siècles, mémoire et oubli ont été à tour de rôle les dépositaires de valeurs sociales, culturelles, philosophiques, politiques, artistiques et, selon les époques et les contextes, ont pu prendre des significations opposées et/ou complémentaires. Des Lotophages homériques aux Tristia d’Ovide, du mythe d’Er dans la République de Platon à la naissance des muses (oubli des maux) dans la Théogonie d’Hésiode, l'oubli a été décrit comme étant un obstacle à dépasser mais aussi comme une ressource, à savoir un passage incontournable avant le retour à la vie. De nos jours, la mémoire est à nouveau tenue pour une valeur absolue et incontestable alors que l’oubli est souvent diabolisé (ou identifié au vide, à l’absence, au blanc, au manque). Il reste néanmoins constitutif de l’homme, dont il reflète à la fois la faiblesse et la force. Bien sûr, la métaphore platonicienne du morceau de cire a-t-elle laissé des traces dans le plus grand nombre de théories postérieures de la mémoire jusqu’au “bloc magique” freudien et aux hypothèses de la neurologie contemporaine. Il n’en reste pas moins que, même à une époque où la déférence envers les Auctoritates était la règle, l’ oublier hardiment de Montaigne a fait de l'oubli non seulement un espace indispensable à l'assimilation constructive de la culture mais aussi un élément déclencheur de l’imagination et de la créativité. Au XIXème, c’est au tour de Nietzsche de critiquer l’érudition vide de l’historicisme qui conduit à la paralysie du présent et de faire l’éloge d’un oubli «salutaire». Dans leur sillage, plus récemment, Todorov a dénoncé les abus de la mémoire au détriment de l’action et de l’intervention sur le présent. Paul Ricœur, lui, a pris place dans cette réhabilitation de l’oubli non seulement en réactualisant la Seconde Considération intempestive de Nietzsche, mais aussi en opposant au “devoir de mémoire” le freudien travail ( Durcharbeitung ) de mémoire. C’est d’ailleurs cette recherche d’un passé permettant, à travers sa connaissance, une attitude et une action plus justes dans le présent, qui rapproche Ricœur de la construction de l’ Erfahrung chez Walter Benjamin (construction de ce qu’il reste d’espoirs non accomplis dans le passé). Pour Benjamin, en effet, il s’avère parfois nécessaire de faire appel à des actes répétés d’oubli afin d’évoquer le souvenir. Il faut, se laisser «couler dans le flot de la narration» et seulement si «le courant sera assez fort pour balayer tout ce qu'il rencontrera sur son chemin», l’on touchera «la mer de l'heureux oubli». Des études ( in primis Léthé d’Harald Weinrich) ont déjà été menées sur la place occupée respectivement par la mémoire et l'oubli dans la culture occidentale. Si celles-ci ont ouvert des perspectives dans les champs de la littérature et de la philosophie, nous voulons en revanche nous pencher sur la fécondité de l'oubli en tant qu'étape constitutive ou résultat du processus créatif aussi bien dans les arts visuels, plastiques et performatifs que dans les lectures de l’anthropologie. Dans le domaine littéraire, l'oubli est envisagé comme condition nécessaire à la construction de soi et facteur de renouvellement littéraire. Et dans l’art contemporain, a-t-on donné une forme à l’oubli? Et, au cas où, comment? L ’ Ode à l’oubli de Louise Bourgeois est-il un livre d’images de l’oubli? Si l’on peut envisager la démarche de John Cage comme une exigence d’oublier activement des frontières (art/vie, compositeur/interprète, public/performeur, musique/bruit), peut-on aussi considérer sa musique comme le résultat d’un travail d’oubli sonore? Comment peut-on produire une représentation matérielle et mentale de l’oubli? Sa mise en image est le plus souvent d’ordre cognitif. On associera alors l’oubli à des séries d’images mentales suscitées par des sensations corporelles, telles que le vertige et l’évanouissement. Pensons, par exemple, aux nombreuses pertes de conscience «dantesques» et au rôle crucial qu’elles jouent dans l’inspiration poétique ainsi que dans le processus d’élévation spirituelle. Mais, que se passe-t-il lorsqu’il s’agit de donner une forme visuelle, tangible à oubli? Ou, dans une perspective renversée, quelles images produit l’oubli? La chorégraphie de Camille Mutel «Effraction de l’oubli» met-elle en scène un corps qui s’efface et devient une toile neutre sur laquelle le regard du spectateur projette ses propres images? Rappellerons aussi la place cruciale que certaines techniques de l’oubli (saturation/encombrement) mises au point dans l’Antiquité tardive afin d’occulter le souvenir de rites païens et, par extension, des images matérielles et mentales qui y étaient associées, jouèrent dans la naissance et dans le développement de répertoires iconographiques chrétiens. La technique de l’oubli se fondant sur l’encombrement de la mémoire pourrait dès lors être envisagée en tant que systématisation d’une affection mémorielle à l’instar de l’excès pathologique de mémoire décrit dans le second «roman neurologique» d’Alexander Luria ou qui afflige le Funes de Jorge Luis Borges ou encore le bouquiniste Mendel de la nouvelle de Stefan Zweig. D’autres techniques - telles que le déplacement, la réorientation ou la substitution - utilisent des séries d’images. Celles-ci font office d’outils aussi bien pour la mise en mémoire que pour la mise en oubli. Mais y a-t-il des images agissantes de l’oubli? Marc Augé en a caractérisé plusieurs figures telles que le retour (dans le phénomène de la possession en Afrique et en Amérique), le suspens (dans le jeu de l’inversion sexuelle ou sociale), le re-commencement (dans l’initiation). Sont-elles aussi des images de l’oubli? Et, au cas où, y en a-t-il d’autres? Les articles doivent être accompagnés d'un résumé en français et en anglais (10/15 lignes) et de 3 à 5 mots-clefs en français et en anglais et envoyés à giulianaravviso@gmail.com et s.shroukh@gmail.com avant le 30 septembre 2013.
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