La Lecture littéraire , n° 12, 2013
Appel à contribution
«Le contre-texte»
Les débats en théorie littéraire partent souvent de malentendus sémantiques. Le «contre-texte» illustre bien la diversité non interrogée des acceptions possibles d’un même terme, dont le sens relève de la fausse évidence. Les travaux publiés autour de cette notion montrent l’hétérogénéité relative des emplois.
La psychanalyste Anne Clancier l’aurait forgé en 1976, à partir de l’expression contre-transfert: «Je nomme, provisoirement peut-être, mes réactions de lecteur et d’analyste du texte: un contre-texte» («Qu’est-ce qui fait courir Boris Vian?», Boris Vian, 10/18, 1976, p. 80-81). Pierre Glaudes qui signale cette origine et son acception analytique dans la revue Persée (http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1993_num_90_2_2642) la reprend à son compte mais en fait évoluer le sens. On passe de «réactions de lecteur», qui relèvent du domaine de la pensée, à la production par ce dernier d’un énoncé les formulant: le contre-texte, redéfini en 1993, devient « le texte critique qui résulte de la critique psychanalytique » ( ibid .) Cette oscillation illustre bien le malentendu persistant affectant les travaux théoriques sur la lecture.
Il est frappant, par ailleurs, de constater les divers sens qu'a explorés la critique universitaire. En 2012, un colloque international organisé par Nelly Labère s'est tenu à Bordeaux sous le titre « Texte et contre-texte (XIVe-XVIe siècles) », qui souligne la dimension contrastive de l’écriture littéraire. Le contre-texte alors envisagé invite à « penser le modèle et son contre-modèle dans un questionnement sur le "contre" », qui peut traverser l’œuvre d’un seul auteur ou de plusieurs, en référence à l’ouvrage de Pierre Bec, Burlesque et obscénité chez les troubadours. Le contre-texte au Moyen Âge (Stock/Moyen Âge, 1984).
La collection «Textes et contre-textes», créée en 2001 à l’Université Lumière Lyon 2 par Michèle Clément et qui porte sur des œuvres écrites du XVIe au XVIIIe siècle, fait jouer cette diversité d’auteurs pour enrichir le répertoire du lecteur moderne: elle «a pour enjeu de rendre disponible des textes littéraires des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles jamais réédités ou dans des éditions inaccessibles à des bourses étudiantes». Sous l’appellation «contre-texte», ce qui semble alors visé est un élargissement du champ des textes d’une époque invitant à une étude comparative sans que soit nécessairement postulé un rapport d’opposition. On glisse vers une acception proche du contre-point musical permettant au lecteur de mieux situer telle œuvre particulière en la replaçant dans un contexte littéraire.
L’opposition du contre-texte au texte, si on retient néanmoins cette acception, ne laisse pas de poser problème. Sur quoi porte-t-elle? Sur les thèmes traités? Sur la manière littéraire de les mettre en œuvre? Ou sur les deux conjointement, dans un dépassement du texte lu vers d’autres pensées, nées de cette lecture? Dominique Bourque ( Vers une théorie du contre-texte : la subversion formelle dans l'oeuvre de Monique Wittig , Thèse, University of Ottawa, 2000) semble l’orienter vers la dimension subversive de l’écriture littéraire. La radicalité du corpus choisi (les quatre romans de Monique Wittig parus aux éditions de Minuit) confère au contre-texte une visée gnoséologique: comment cette écriture contre les formes littéraires et grammaticales invite-t-elle dans le jeu combiné de l’intertextualité et de l’interdiscursivité à une nouvelle pensée de l’humain?
Le contre-texte fait aussi jouer les uns contre les autres des textes de critiques. Ainsi de Proust écrivant son Contre Sainte-Beuve . Endossant provisoirement le rôle du critique, l’auteur de La Recherche se démarque de l’approche biographique et historique prêtée à Sainte-Beuve dans la compréhension du fait littéraire. Il lui oppose la fameuse dissociation du moi social et du moi créateur de l’écrivain au prix d’un raisonnement qui relève pour une part de la réduction critique, car il n’est pas certain que son prédécesseur, comme le note Marc Escola («Proust contre Sainte-Beuve: http://www.fabula.org/atelier.php?Proust_contre_Sainte-Beuve), n’ait pas été sensible au seuil qualitatif qui sépare les deux faces du moi auctorial, l’une enserrée dans la causalité textuelle et extra-textuelle, l’autre aux prises avec les mécanismes de l’écriture.
Le contre-texte appelle encore à revenir, sous un autre angle d’approche, à la notion de texte, fuyante et polymorphe pour certains (qui vont jusqu’à inclure sous ce terme l’ensemble des productions sémiotiques y compris les images), tangible pour d’autres attachés à son acception phénoménologique de chose imprimée. Mais la partition texte/contre-texte a-t-elle encore une pertinence au moment où d’autres encore invitent à la méthode postextuelle (Franc Schuerewegen, Introduction à la méthode postextuelle , Classiques Garnier, 2012) ?
Comment une théorie de la lecture littéraire peut-elle intégrer la notion de contre-texte et quelles évolutions peuvent être envisagées trente ans après le numéro inaugural consacré à cette question par la revue Littérature («Texte et contre-texte», n° 48, 1982)? L’acception analytique d’origine paraît appelée à faire émerger une dimension inconsciente ouvrant la voie à une «lecture contrauctoriale» (voir le séminaire organisé par l’équipe Fabula en 2009 à Carqueiranne: http://www.fabula.org/atelier.php?Lecture_contrauctoriale_communications ); le contre-texte est également concevable comme prolongement et contre-partie dans l’optique de la compréhension responsive-active, théorisée par Volochinov ( Marxisme et philosophie du langage , [1929] Limoges, Lambert-Lucas, 2010), aujourd’hui redécouvert, compréhension à double sens reprise par Bakhtine sous la forme du dialogisme; le dialogue entre contre-texte et texte peut enfin conduire aux versions plus émancipées du contrapunctal reading (Edward Said) ou de la déconstruction.
Les acceptions du contre-texte faisant jouer entre eux des textes d’un ou plusieurs auteurs et celles qui relèvent de la lecture sont-elles susceptibles de s’articuler? Le présent numéro a pour objet de faire le point sur cette notion, unifiable ou décidément hétérogène, et sur sa valeur opératoire dans l’optique d’une théorie élargie de la littérature et de la lecture qui ne renonce pas à penser sous prétexte que la théorie serait en crise.
Les projets de contribution sont à adresser à La Lecture Littéraire (Alain Trouvé: alain.trouve@wanadoo.fr ) pour le 31 janvier 2013 au plus tard.
Les articles retenus devront parvenir avant le 30 juin 2013 pour une publication prévue fin 2013.
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